Lubna Cadiot (x7)
Au commencement de ce projet, il y a une découverte toute personnelle lors d’un voyage dans ma famille en Algérie. La découverte d'Hassiba Benbouali, poseuse de bombes pour le FLN pendant la bataille d’Alger. Hassiba Benbouali était ma grande cousine. Il y avait quelque chose de fascinant dans cette jeune femme morte à 19 ans, bombardée par les parachutistes français, qui m'invitait à fouiller l'histoire. Une serrure en mal de clés.
Seulement voilà : la collecte d’informations en Algérie sur cette période relève du parcours du combattant, et se fait généralement de manière « sauvage ». J’apprends l’existence d’une lettre envoyée à ma famille avant sa fuite dans le maquis qui pourrait m’en dire un peu plus sur le pourquoi et le comment de son engagement. Seul le gouvernement est en possession de cette lettre, et je n’arrive à en obtenir que des morceaux choisis, le reste étant classé « secret défense ». Il n’en fallait pas moins pour que mon esprit gamberge de plus belle. Hassiba Benbouali devient un temps mon obsession quotidienne et tous les chemins de traverse se mettent à converger vers cette obsession… par l’écriture.
A défaut d’éléments fournis, je me mets donc à réécrire son histoire en la rêvant. Mais bien vite son histoire « une » devint une histoire « plurielle ». D’autres femmes ont pris place à côté d’elle sur le papier et se sont mises à témoigner de tout et de rien. Et ces femmes conversaient/convergeaient. Des femmes d’une même famille ayant vécues à différentes périodes, dans différentes villes, dans différents pays (la France et l’Algérie).
Ainsi nait « Lubna Cadiot(x7) » :
Lubna est photographe
Lina musicienne
Lounia professeur
Et Hassiba poseuse de bombes.
Kheira n’est encore qu’une enfant
Et Lilith rêve d’être agent secret ou un truc du genre
Et L’autre Lilith, Lilith la première, elle est juste Lilith, Lilith la première.
Une bouche pour 7 femmes. Des mots communs. Des maux communs et des chemins qui se répondent, en contre et en mimétisme.
Une lignée de femmes algériennes d’abord, puis franco algériennes par la force des choses.
Une résonance intemporelle : celle de la féminité première.
L’homme toujours là, partout, éveillant le désir de créer. Eveillant le désir tout court.
L’homme toujours là, partout, refreinant le désir de créer. Réfreinant le désir tout court.
Des années 50 à 2010 en faisant un petit détour 4000 ans auparavant.
De l’Algérie à la France.
Du sacrifice à l’émancipation.
De l’indépendance à la surdétermination.
7 personnages portés par une seule bouche, celle de la comédienne Fanny Touron.
En parallèle à l’écriture de ce texte, je me prends de curiosité pour Lilith, le mythe de la première femme. De nombreuses recherches et lectures, dont la plus percutante a été pour moi Le Retour de Lilith, de la jeune poétesse libanaise Joumana Haddad, ont accompagné mon travail d’écriture. J’ai tenté de répondre, dans Lubna Cadiot (x7), aux questions et sensations que me provoquait Lilith par rapport à un parcours intime.
C’est ainsi que j’ai pris conscience que je souhaitais parler du désir -désir féminin- avec ses mystères, ses tempêtes et ses brûlures.
Lubna Cadiot (x7) nous parle de la transmission de cette féminité de génération en génération, de culture en culture, de vies cousues de rêves lucides. En l’occurrence, c’est aux femmes que j’ai donné la parole. C’est en ce sens que c’est au seul personnage masculin que revient l’acmé dramatique de ce texte. En observant toutes ces femmes, il extrait l’essence de cette féminité et de ce métissage.
Au fil de cette création, je me tiens à ce questionnement, inspiré d’autres démarches artistiques (comme celle de Robert Lepage, artiste québécois) :
Comment fait on pour réconcilier l’infiniment banal , l’infiniment petit avec l’infiniment grand, l’infiniment essentiel ?
Comment faire dialoguer l’intime et l’universel, entre l’expérience individuelle et les grands mouvements de l’histoire humaine ?
Comment notre identité intime, qu’elle soit familiale ou sentimentale, peut inconsciemment ou consciemment dialoguer avec la grande histoire ?
C’est un projet qui revendique sa simplicité de forme, pour tendre vers un spectacle basé sur la sincérité d’une prise de parole. Un spectacle qui se situe entre la narration et la confession.
La mise en scène
Lubna Cadiot (x7), est un texte en poupées russes. La première poupée, Lubna Cadiot, cache dans son ventre 7 autres femmes et un homme. Il s’agit d’un monologue à plusieurs voix où chaque parole est brute, tirée d’un événement, d’un sentiment, qui a, selon Lubna, bouleversé la vie des gens qui l’ont précédée.
Le langage de prédilection de Lubna, la photographie, nous permet de tisser de nouvelles formes de connections entre ces femmes et d’en proposer une vision subjective. Le texte étant lui-même empli d'images très concrètes, nous souhaitons ouvrir de nouvelles portes, balayer de nouvelles possibilités en amenant une narration par l'image - image plurielle.
La comédienne évolue dans un espace dépouillé, glissant d’un personnage à un autre, nous donnant ainsi la sensation d’observer une famille entière par son seul parcours.
Le personnage de Lubna est non seulement le fil conducteur entre ces destins mais c’est au travers du prisme de sa vision - matérialisée par l’objectif de son appareil - que ceux-ci sont perçus. Des photos travaillées par l’imagination de Lubna, projetées sur une bâche plastique, ponctuent le récit. La silhouette de la narratrice se glisse en ombre dans le cadre.
Les espaces du quotidien nous donneront la possibilité de révéler des liens impalpables entre les femmes de Lubna Cadiot (x7). Nous imaginons ainsi une cuisine - suggérée par une grande table - dans laquelle chacune des femmes préparerait un plat (spécialité algérienne, libanaise, de Trinidad, française ou même une bombe artisanale) avec une gestuelle commune. Gestuelle souvent séculaire mais dont les infimes variations dépendent de l'histoire familiale et intime de chacun. La salle de bain - suggérée par une bassine emplie d’eau - est un lieu de révélation. Révélation des photos de Lubna lors du processus physique de développement.
Cette suggestion du quotidien doit aboutir à des situations, des images au service de la poésie que nous souhaitons insuffler dans la mise en scène ; de la même façon que les photos de Willy Ronis ou de Sophie Calle capturent des petits riens, suspendus, poétiques et intemporels.
A travers une trajectoire personnelle, proposer un résonnement plus universel
Lubna Cadiot (x7) est un moyen de m’interroger moi-même – mon identité, mes origines- et d’interroger le monde. Ce projet a remis en cause et malmené la notion d’identité. Si cette dernière est souvent théorisée comme un ensemble de traits de caractères, de signes physiques et de particularités sociales, cette démarche a révélé chez moi les formes impalpables et singulières que peuvent prendre « une identité ». A la question « qui je suis », j’essaie de trouver dans ce texte une autre réponse que celle d’ « une jeune femme de culture française mais d’origine franco algérienne qui fait du théâtre ». Je commence par ancrer mon identité dans mes racines, donc dans le passé, pour les confronter à des idéaux et des projets, et donc à des perspectives…
C’est sur la question du métissage, vécu non pas comme un fait mais comme un état « intime », au cœur d’une histoire singulière et historique, celle de la France et de l’Algérie, que je tente de faire porter l’intérêt dramaturgique de cette pièce, pour faire naître si possible un questionnement qui nous libère des archétypes et des stéréotypes.
La guerre d’Algérie est un sujet obscur qui a traversé et travaillé les citoyens algériens et les citoyens français de manière intime… Lorsque ma mère a débarqué en France, elle était pleine de cette histoire, et même si elle a voulu l’effacer dès qu’elle a posé le pied à Paris, cette histoire circule encore en elle et « travaille » son identité, tout comme elle « travaille » celle de ses enfants.
Parce que j’ai eu la chance de pouvoir pousser cette question dans mon travail d’écriture, grâce aux discussions que j’ai eu avec ma sœur, mon frère, avec mon acolyte Fanny Touron, elle-même métisse russe-marocaine, grâce à mon père qui m’a offert mon premier voyage en Algérie pour m’aider à aller à la rencontre de ma famille là-bas, voyage qui a tiré ma mère du silence, grâce à Mohamed Bari, jeune auteur-metteur en scène marocain dont le travail est puisé à la fois dans la culture maghrébine et occidentale, grâce à l’ancien directeur des Tanneurs qui m’a poussé à faire un spectacle de cette histoire, grâce…..
C’est parce que « par eux », j’ai eu « cette chance là », que je souhaite mener à bien et à son terme le projet « Lubna Cadiot(x7) ».
Si Lubna Cadiot(x7) peut avoir une portée universelle et a pu provoquer de fortes émotions lors des présentations publiques, c’est parce que ma démarche est sincère, qu’elle m’est nécessaire et qu’elle invite tout un chacun à fouiller à sa manière dans l’histoire et dans l’Histoire.
Anaïs Allais – auteure/metteur en scène de Lubna Cadiot (x7)
Nota Bene : je confie ici les seuls extraits que j’ai pu me procurer en Algérie de la dernière lettre d’Hassiba envoyée à ma famille, le reste étant classée, aujourd’hui encore, « secret défense » :
« J’aimerais avoir leur photo [les enfants dont elle parle
> dans le début de la lettre, non restitué] et la vôtre aussi, ainsi il me semblera porter avec moi
> en mon cœur toute ma famille. »
> Elle leur annonce qu’elle va partir au maquis, car elle est trop recherchée à Alger.
> « Si je meurs, vous ne devez pas me pleurer, je suis morte heureuse je
> vous le certifie. Enfin il n’en est pas question, mais on sait jamais.
> C’est si vite arrivé surtout dans la vie que je mène. Enfin bref,
> tâchez de m’indiquer une adresse sûre où je pourrai vous écrire il le
> faut absolument quand à vous répondez-moi par la personne qui vous
> apportera cette lettre. Enfin chers parents j’espère que vous avez
> reçu les lettres que j’ai écrites à Tata Sakina je ferai tout mon
> possible pour vous voir avant de partir mais je ne sais pas s’il faut
> beaucoup y compter. Enfin tâchez de m’envoyer les photos que je vous
> demande. Je vous embrasse tous très très fort. Lalal et Tata surtout
> qui doivent beaucoup penser à leur petite-fille et vous mes parents
> adorés il n’est pas de mots pour vous exprimer mon affection.
> Mille baisers
> Votre fille qui vous aime
Hassiba »
Merci à Nesrine Benbouali pour cette trouvaille et pour le partage.